France/Espagne - Photo/Cinéma

The Look of Silence, lumière sur un massacre tabou

Élise Barry et Stephane de Langenhagen - 20 septembre 2015
Ce deuxième opus de Joshua Oppenheimer sur les massacres indonésiens de 1965 confronte un homme aux meurtriers de son frère. Le documentaire explore des psychologies adverses et le silence qui fait toujours loi dans le pays, près de cinquante ans après les faits.

« Si nous n’avions pas bu de sang humain, nous serions devenus fous. » Interrogé sur les massacres en Indonésie qui succédèrent au coup d’état militaire de 1965, un homme évoque les évènements dramatiques auxquels il participa, il y a près de cinquante ans. Il était alors chef de l’escadron de la mort de son village, à Sumatra Nord.

Après l’insoutenable The Act of Killing, le génocide (c’est le terme employé par le réalisateur) indonésien vu côté criminels, The Look of Silence, le nouveau documentaire de Joshua Oppenheimer tourné en 2012, a pour personnage principal un fantôme. Adi et ses parents sont hantés par la disparition de Ramli, cet homme sur lequel le film donne peu de détails. Fermier sans terre, Ramli fut taxé de « communisme » par le régime du général Suharto, arrivé au pouvoir par la force en 1965. Cette accusation lui valut, à lui et à des centaines de milliers d’Indonésiens une mise à mort expéditive et barbare (au total plus d'un million de victimes; l'étau du silence rend l'évaluation difficile). Grâce à des scènes filmées à Sumatra entre 2003 et 2005 pour The Act of Killing, Joshua Oppeinhemer a pu reconstituer avec minutie le meurtre de Ramli.

Adi découvre sur son écran de télévision l’identité des assassins de son frère, lesquels se gaussent de leurs actes. Il rencontre en chair (parfois très en chair) et en os bourreaux et commanditaires, montés en grade et encore au pouvoir, sans jamais pouvoir faire changer leur regard sur les crimes qu’ils ont commis ou permis. Ironie du sort, Adi est oculiste. « Le passé, c’est le passé » plaident les moins menaçants, se réfugiant à leur tour dans le silence imposé depuis des années aux rescapés. Un silence oppressant que le réalisateur s’est donné comme mission de briser, pour qu’enfin justice soit rendue aux victimes.

The Look of Silence fait alterner trois types de séquences : celles ou Adi, en compagnie de ses vieux parents, évoque un passé jamais cicatrisé. Celles où il découvre l’identité des meurtriers de son frère, face à son écran. Celles où il affronte l’indifférence des responsables des tueries, avec une colère toujours contenue.

Le flou dont le film entoure son personnage central, Ramli, en fait le symbole des centaines de milliers de victimes d’une extermination de masse que Joshua Oppenheimer qualifie de génocide. En dehors de l’Indonésie, ces massacres ont été très largement ignorés ou boudés. Dans le pays même, ils étaient tabous.

Le film apporte très peu de documentation historique sur la prise de contrôle de l’Indonésie par l’armée en 1965, et le carnage qui s’ensuivit. Il s’attache surtout à une exploration poétique de la psychologie des acteurs de cette tragédie, à l’origine de l’impunité encore de mise dans le pays.

Poignant, émouvant et révoltant, The Look of Silence a été récompensé à la Mostra de Venise en 2014 par le Grand Prix du Jury. Le film sort en salles ce 30 septembre 2015.

Contexte politique du film: "Relax and Rolex"

The Look of Silence s’inscrit dans la continuité de The Act of Killing, premier opus de Joshua Oppheinhemer, tourné et monté en cinq ans.

Sorti en 2007, il s’agit là encore d’une histoire de fantômes. Anwar Congo est un bourreau hanté par son passé et le souvenir de ses victimes. Contrairement aux autres protagonistes du film, des chasseurs de « communistes » heureux de mimer leurs meurtres à l’écran, Anwar est un homme  brisé de l’intérieur. Ses accès de lucidité détonnent avec son environnement de meurtriers vantards et non repentis, qui se perçoivent comme des héros et clament « Relax and Rolex ».

The Act of Killing et The Look of Silence ont pour toile de fond le cataclysme de 1965 qualifiée d’année de la destruction totale par l’écrivain dissident Pramoedya Ananta Toer, dans un article prémonitoire publié peu avant la chute d’Ahmed Sukarno. Co-fondateur de la République fédérale indonésienne avec Mohammed Hatta, Sukarno est l’incarnation d’un « ordre ancien » dans lequel coexistaient les courants nationalistes, religieux et marxistes. Peu à peu, cette unité nationale se fissure; l’armée de terre prend le contrôle du territoire et fait basculer le « guide indonésien », avec la complicité des États-Unis.

The Look of Silence montre une séquence d’un reportage diffusé en 1967 par la chaîne américaine NBC, tourné dans une plantation d’hévéa appartenant à la société Goodyear. Une voix off exalte le régime de Suharto, à l’origine du retour de dizaines de sociétés occidentales en Indonésie, naguère expropriées par les procommunistes. Des prisonniers politiques de l’ Ordre nouveau sont filmés sans compassion.

Décidé à se rapprocher de la Chine, Sukarno avait claqué la porte du Conseil de sécurité des Nations Unies en 1964. L’Indonésie risquait de devenir « rouge » et de quitter les sphères du « monde libre ».

Désormais à la tête du pays, le général Suharto traque pêle-mêle les paysans sans terres, les membres de syndicats, des intellectuels et des membres de la communauté chinoise. Décidé à en finir avec le PKI (le parti communiste indonésiens) et les Rouges, il organise un bain de sang dont il est difficile de mesurer l’ampleur.

Un statut de sous-citoyen collé à la peau

Le nouveau régime s’équipe de sa propre novlangue ( terme emprunté à George Orwell pour désigner une langue qui expurge à ce point le langage qu'elle rend impossible toute pensée non conforme), et forge des acronymes pour désigner l’adversaire. Les criminels politiques sont qualifiés de Napol  et les prisonniers politiques de l’Ordre nouveau de Tapol. Lorsqu’ils ne sont pas passés par les armes, les dissidents sont envoyés dans des camps et des prisons. Pramoedya Ananta Toer, écrivain « rouge », échoua sur l’île de Buru dans l’archipel des Moluques. Isolé dans une colonie pénitentiaire, lui et ses codétenus durent sans relâche défricher l’île et y aménager des rizières en terrasse. Il fut libéré, tout comme la majorité des prisonniers politiques  en 1979, sous la pression internationale.

Ces renégats vécurent ensuite avec le statut de « sous-citoyens » collé à la peau : interdiction de reprendre un travail de professeur ou d’instituteur, d’être fonctionnaire, de travailler dans les entreprises d’État ou dites stratégiques, interdiction d’intégrer l’armée ou d’être membre d’un parti politique.

Les parents, les frères, les sœurs, les cousins ou les amis des anciens Tapol furent également soumis à ce système de punition collective.  The Look of Silence filme un instituteur débitant la version officielle de l’après Suharto à des enfants, et parmi eux le propre fils d’Adi, lequel  continue à porter la « tare » de son frère assassiné.

Autre cible de la répression,  la communauté chinoise est toujours sous pression. À la tête d’un vaste réseau de petits commerces, elle est régulièrement rackettée. The Act of Killing  montre des truands qui, à visage ouvert, rançonnent sous la menace des commerçants de cette communauté.

La corruption politique est monnaie courante : grâce à l’instrumentalisation du Parlement, le général Suharto fut réélu tous les cinq ans jusqu’en 1998. La tâche fut d’autant plus aisée qu’il était à chaque fois l’unique candidat officiellement déclaré.

Ce n’est qu’en 2014 que les langues se délient officiellemnt : Joko Wikodo, le nouveau président élu en juillet, reconnaît en public les violations des droits de l’homme commises par les militaires durant la dictature. Même si des généraux de l'armée et des meurtriers figurent parmi les soutiens de Joko Wikodo, une version différant de l’histoire des vainqueurs semble désormais envisageable.






Élise Barry et Stephane de Langenhagen pour www.micmag.net

Source : "Dissidence, Pramoedya Ananta Toer, itinéraire d'un écrivain révolutionnaire indonésien" d'Anton Aropp (éditions Kailash)


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