Chronique d’un apolitique engagé

"Aucun système fondé sur la terreur ne peut rien quand tout un peuple emplit les rues des citées en criant "Cela suffit !", "A bas le tyran, le fou sanguinaire !".  Contre cela, les armes automatiques restent impuissantes. Si la clique au pouvoir en est réduite à ouvrir le feu sur le peuple, c’est qu’elle est déjà perdue".

"Former le peuple allemand à la guerre à venir"

Ces mots semblent avoir été écrits il y a quelques mois, voire quelques semaines pour relater les événements de Lybie ou de Syrie. Méprise. Ils sont extraits de l’essai "Cette guerre" rédigé en 1939 par Thomas Mann (1875-1955). Considéré un temps comme "complaisant" vis-à-vis du gouvernement d’Hitler, se disant lui-même apolitique, l’auteur de "La mort à Venise" et de "La montagne magique" s’opposera pourtant très tôt au régime nazi, adressant, à la fin de l’année 1936, une lettre au Doyen de la faculté de Philosophie de Bonn dans laquelle il l’avertit :

"Le sens, le but de l’état national-socialiste, est celui-ci, et ne peut être que celui-ci : former le peuple allemand à la guerre à venir, en éteignant, en réprimant, en éradiquant impitoyablement toute forme de contestation, et en faire une machine à guerre à la soumission sans bornes, envoûtée par une aveugle et fanatique inconscience".

Il n’est pas écouté. Aussi, durant l’hiver 1939, quelques semaines après le début de la Seconde Guerre mondiale, il reprend sa plume et rédige "Cette guerre", un appel à la raison… que ses compatriotes n’entendront pas…

"Pauvre peuple allemand, quel est ton sentiment devant ce rôle messianique qui t’a été confié, non pas par Dieu, non pas par le destin, mais par une poignée de crapules sans cervelle ? Il sera pavé d’affreux malheurs, le chemin qui mènera au but qu’ils t’ont assigné ; il sera effroyable l’état dans lequel tu l’atteindras". 

"Réunion des Etats européens en un Commonwealth"

Prophétique sur les catastrophes qui allaient s’abattre sur le monde durant le début des années 1940, Thomas Mann est aussi inspiré, voire visionnaire sur la nécessité et les bienfaits d’une Europe unie.

"Elle consiste en la réunion des Etats européens en un Commonwealth qui offrirait une synthèse féconde entre liberté et responsabilité mutuelle, entre culture du caractère national et égalité sociale ; une union à laquelle tous les Etats sacrifieraient leur pouvoir absolu et leur droit à l’autodétermination, et bénéficieraient en contrepartie du bonheur, de la sécurité de l’emploi, d’une meilleure répartition du bien-être que seule la communauté peut leur offrir".

Et le récit s’achève avec  un texte d’un poète allemand Gottfried Keller (1819- 1890)… Très visionnaire, aussi !

"Quand enfin ce long malheur
Comme glace sera brisé,
Alors de lui on parlera
Comme on parle de la mort noire ;
Et bâtissant un mannequin de paille,
Les enfants, sur la lande,
Feront feu de joie des douleurs,
Lumière de l’ancien effroi".

A noter, le texte est suivi de "Thomas Mann : de l’esthète à l’écrivain engagé", un essai rédigé par David König.

Cette guerre de Thomas Mann - Editions Yago, 2012  -  12 euros