Rio de Janeiro - Lectures

"Les coups de feu résonnent longuement dans l'air pesant de cette fin d'après-midi."

Etienne Bouchard - 28 juin 2013
J'habite à Rio depuis 3 ans et j'ai écrit une petite nouvelle, sur la base d'un fait divers réel, à propos des violences policières que doivent affronter quotidiennement les brésiliens... même si elle n'a pas d'incidence directe avec les événements récents. La voici :

 Les mains calleuses de l'homme battent en cadence sur la table en plastique. Elles produisent un rythme entraînant qui fait trembler les verres remplis inégalement de cette bière fraîche et facile à boire qu'on trouve partout au Brésil. Les voix éméchées se mêlent pour entonner ensemble un air bien connu et tenter de conjurer la chaleur étouffante de cette fin de journée. Un air triste dans le fond mais gai dans la forme, comme tous les sambas.

Le chant est un moment couvert par le bruit d'un moteur puissant. Devant le bouiboui crasseux, encastré entre les grilles des immeubles, passe un roadster d'un rouge provocant. Il se gare, désinvolte, entre deux figueiras, ces grands arbres aux troncs multiples et enchevêtrés, sur le trottoir mosaïqué d'en face. Une femme ouvre la portière, le soleil rayonne sur sa montre et ses Ray-bans aux verres teintés. Visiblement harassée par la chaleur, encombrée de plusieurs sacs, elle sonne à la grille puis pénètre à la suite du portier dans un des immeubles.

 De l'autre côté, à quelques dizaines de mètres, un homme est allongé sur ce même trottoir avec son chien. l'homme est pieds nus, son bermuda est d'un bleu sale tirant sur le noir et son tee shirt n'a plus vraiment de couleur ni de forme définissable. Sa tête repose sur son bras. Dans sa main, une bouteille de cachaça, un de ces flacons d'alcool de 500 ml, rond, en plastique, qu'on trouve pour moins de 10 reais dans tous les supermarchés. Caninha da roça. Le soleil monte imperceptiblement le long de ses jambes, mais l'homme y est pour l'instant insensible. Le chien, par contre, bat en retraite et vient se poser au pied de l'arbre, là où le sol est le plus frais.

 Une voiture de la police militaire, Volkswagen bleue et blanche, passe au ralenti. Une patrouille de routine qui s'assure que l'ordre est respecté. Elle ne trouve pour l'heure aucun motif qui vaudrait une intervention harassante sous ce soleil de plomb et disparait au coin de la rue. Le mendiant, d'instinct, s'est réveillé. Il commence par caresser son chien et fourre son visage dans le cou de l'animal qui agite la queue, enthousiaste. Il boit une grande lampée d'alcool, se lève péniblement puis se remet en marche.

 Au bar, les conversations vont bon train et la compagnie est d'humeur joyeuse. On boit, on discute, on chante et on rit. Ce sont pour la plupart des habitués, des gens du quartier. Ou plutôt des gens qui travaillent dans le quartier car ceux qui y habitent ont tendance à fréquenter des établissements plus distingués. Un client adossé au comptoir reconnaît le vagabond et son chien : “ Ah celui-là! Toujours à traîner par ici! Et toujours la bouteille à la main, bourré pra caramba ! Tu vas voir qu'il va venir nous taper une cigarette, comme d'habitude! Et cette pauvre bête qui le suit partout, je sais pas comment il fait pour lui donner à bouffer!” Les autres approuvent et s'apitoient sur le chien.

 L'homme traverse la rue en titubant et, confirmant la prédiction du client, s'arrête à la première table pour demander une cigarette. Il se fait comprendre par un geste, sans parler. Un silence un peu gênant s'installe, puis une jeune femme lui en tend une. Il perd un peu l'équilibre lorsqu'il la prend et se rattrape en agrippant une chaise. Il cherche son briquet pendant une bonne minute puis accepte finalement le feu que lui tend sa bienfaitrice. Les conversations reprennent pendant qu'il s'éloigne et traverse de nouveau la route, sagement suivi de son compagnon à quatre pattes.

 Pendant ce temps, la propriétaire du coupé rouge est descendue de sa résidence et contourne sa voiture d'un pas pressé. Quand elle démarre, le vagabond a rejoint le trottoir et avance toujours de son pas erratique en direction de l'endroit où elle est garée. Il marche tête baissée, s'aidant des motifs des mosaïques du trottoir pour se repérer et poser ses pieds au bon endroit.

 Le bâtard marche à ses côtés, la tête tournée vers son maître comme un père inquiet qui regarderait son fils effectuer des premiers pas hasardeux. Installée au volant, la femme fait du rangement dans son sac à mains et recule finalement sa voiture lorsque l'homme arrive au niveau de la portière droite. Surpris par le mouvement soudain du véhicule, il trébuche et se rattrape au rétroviseur qui, par l'effet de son poids et du recul de la voiture, finit par céder.

 L'homme tombe, étourdi, sans réaliser ce qui se passe vraiment. Le chien s'empresse autour de lui. Son maître le flatte en lui versant des paroles rassurantes. Les vociférations de la femme prenne le relais du moteur. Elle descend de la voiture et s'approche en témoignant son indignation : « Poxa! Mais qu'est-ce que c'est que ça! Regardez-moi ce qu'il a fait, ce misérable! Et qui est-ce qui va payer maintenant? Ah non, ça ne va pas se passer comme ça!! » Elle sort son téléphone portable et appelle la police.

 Quand le fautif prend conscience de la situation, la propriétaire a déjà raccroché et inspecte les dégâts, toujours très énervée. Il essaie d'articuler des mots d'explication mais son charabia est d'autant plus incompréhensible qu'il lui manque presque toutes ses dents. La femme est intraitable et ne cherche pas à l'écouter : « Vous allez payer! Je ne sais pas comment, ni avec quel argent mais vous allez payer pour ce que vous avez fait! » Le chien pousse des petits cris plaintifs en tournant autour d'eux, conscient, d'une manière ou d'une autre, du malaise ambiant. Le vagabond s'approche de la conductrice et pose les mains sur ses épaules dans un geste maladroit qui se veut apaisant mais ne fait qu'ajouter à son exaspération. Celle-ci le repousse, d'un air outrée.

 C'est à ce moment que surgit la patrouille qui s'immobilise dans un nuage de poussière. Si la voix stridente de la propriétaire du roadster n'a pas suffit à attirer l'attention des badauds, l'accélération et les crissements de pneu de la voiture de police s'en chargent. Dans le bistrot, on ne chante plus. Les regards sont rivés vers la scène, on se permet quelques commentaires mais on n'ose pas trop s'approcher et encore moins s'en mêler : « Celui-là, de toute façon, il fallait bien qu'une histoire comme ça lui arrive un jour. »

 Un des officiers descend en trombe suivit de peu par son collègue. Interprétant immédiatement les gestes du mendiant envers la femme comme une agression, il l'attrape et le met à terre. Celui-ci esquisse quelques gestes de protestation, qui s'avèrent suffisants pour mériter un passage à tabac. Les officiers, en bon garant de l'ordre moral, du respect de l'uniforme et de la propriété, frappe l'homme à grand coups de matraque et le garnissent de coups de pieds dans les côtes. Face au spectacle de son maître porté à terre puis battu sans ménagement, le chien gronde et finalement attrape le pantalon d'un des policiers avec ses crocs qu'il tire de toutes ses forces. Avec un sang froid tout professionnel, le policier agressé demande à la femme : « il est à vous ce chien? » Celle-ci, un peu choquée, remue la tête de gauche à droite.

 Le policier lui demande alors de reculer. Il se libère de l'emprise du chien, sort son arme de service, arme, vise et tire deux coups de feu en direction de l'animal. Le chien est projeté en arrière par la détonation, couine brièvement et expire dans une petite flaque de sang. Les coups de feu résonnent longuement dans l'air pesant de cette fin d'après-midi. Pendant que le second officier discute avec la victime du litige et prend ses coordonnées, l'autre jette le vagabond sans ménagement dans la voiture, pour l'emmener à l'hôpital ou à la morgue, selon son état à l'arrivée.

Au bar, l'ambiance est un peu retombée. Chacun a un mot à dire sur l'événement. Tout le monde s'accorde sur la brutalité de la police militaire : « Autant de violence contre un chien n'était pas justifiée. C'était un chien doux qui n'avait jamais fait de mal à personne. »

Etienne Bouchard (Rio)

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