Paris, Café de la Danse - Musique, concert, interview

Lucas Santtana : "Nous vivons déjà dans le futur"

Stephane de Langenhagen - 2 décembre 2014
L'artiste brésilien Lucas Santtana, en concert au Café de la Danse pour les dix ans du label No Format!, livre en exclusivité les secrets de fabrication de son nouvel album. Quelques pas de samba dans un monde de machines. Rencontre...

Ton nouvel album Sobre Noites E Dias sort pour la première fois sur un label français, No Format! Tu t'es entouré de nombreux artistes : Vincent Segal, Metá Metá, Letieres Leite, Bi Ribeiro des Paralamas, le Oslo String Quartet, et même Fanny Ardant. Comment choisis-tu tes invités?

Lucas Santtana : Pour ce disque comme pour les précédents, j'ai choisi des artistes dont j'admire le travail. Par exemple, les membres du Oslo String Quartet m'ont contacté via Facebook après avoir assisté au concert que j'ai donné à Oslo. En partance pour le Brésil, ils souhaitaient partager là-bas une jam session. En plein enregistrement de mon nouvel album, j’avais déjà écrit un morceau pour un quartet à cordes. Je les ai invités à venir enregistrer avec moi. Quant à Metá Metá, ce sont de grands amis avec qui j'ai joué au Brésil sur d’autres projets.

Micmag : Fanny Ardant, quel ovni !

Lucas Santtana : C'est Laurent Bizot, le boss du label No Format!, qui a pensé à elle. Comme mon album allait sortir sur un label français, il a lancé l'idée d'une contribution en français sur l'un de mes morceaux. Libre à moi de choisir mon invité(e). Fanny Ardant a été une muse de mon adolescence. Sa jeunesse d'esprit et ses choix de carrière toujours judicieux continuent de m'inspirer. Hélas, elle a enregistré à Paris alors que j'étais au Brésil. J’aimerais la rencontrer pour la remercier. J'en suis fan!

Micmag : Comment s’est construit Sobre Noites E Dias ?

Lucas Santtana : À l'occasion d' une tournée internationale, j'ai dû réduire mon groupe du Brésil. Nous n’étions plus que trois sur scène, Bruno (Buarque), Caetano (Malta) et moi, pour interpréter les morceaux de mes précédents disques. Pour nous débrouiller, nous avons dû utiliser beaucoup de machines et de samplers. Les sonorités de chacun de mes albums sont très distinctes : l'un est marqué par des sons symphoniques, l’autre par des cuivres... Pour que le son ne devienne pas robotisé, nous nous sommes servis de ces machines comme de n’importe quel autre instrument, en prenant le risque de mal jouer. Nous en sommes arrivés à unifier le son de tous mes disques. C'est ainsi qu'est né Sobre Noites E Dias.


Micmag : Sobre Noites E Dias, pourquoi ce titre ?

Lucas Santtana : À la relecture de mes chansons, je me suis rendu compte que j’avais écrit des chroniques sur des préoccupations anciennes, du début du siècle dernier, mais  toujours d'actualité : la relation de l’homme à la machine, l'identité sexuelle, l'interférence des machines dans nos relations humaines et amoureuses. Ces chroniques se déroulent soit la nuit (noite) comme dans Let the night get high, soit le jour (dia) comme dans Diary of a bike. Le temps qui passe, c'est le thème majeur de l'album.

Micmag : Quelle relation entretiens-tu avec l’obscurité et la lumière ?

Lucas Santtana : Un poète brésilien a dit que le cinéma, c’est la lumière avec des ténèbres. La nuit et le jour sont comme ces amants qui se désirent mais qui ne sont jamais ensemble. Comme dans le film Ladyhawke, où Michelle Pfeiffer, qui se transforme le jour en faucon, aime Rudger Hauer, un loup qui devient humain la nuit. Malgré leur amour, ils n’arrivent jamais à se rencontrer sous leur forme humaine. 

Micmag : Montanha russa sentimental est un morceau très fort. Quel en est le thème ?

Lucas Santtana : Cette chanson parle des anxiolytiques : notre vie sociale aujourd'hui tourne autour de la recherche d’argent. La pression pour la survie est constante, et l’industrie pharmaceutique vend de plus en plus de médicaments pour que les gens puissent rester calmes, dormir, tellement il y a de choses qui les rendent nerveux et craintifs. Les relations sont devenues fugaces et prennent fin rapidement. La vitesse des machines accélère tout. On n’a plus de patience pour affronter les problèmes, on jette tout ce qui ne marche pas sur-le-champ. À force de surconsommer, on en arrive à vouloir vivre pour soi-même plein de choses et on ne se concentre plus sur rien. La Montagne russe sentimentale, c’est le monde moderne, monter et descendre très vite.

"La seule chose qui me surprendrait aujourd’hui serait de rencontrer un extra-terrestre"

Micmag : Tu oscilles souvent entre technologie et minimalisme, technologie et chansons d’amour, technologie et Dorival Caymmi : pour toi, le monde est devenu un grand mix permanent ?

Lucas Santtana : Oui. Quand on est face à un ordinateur, on peut se retrouver à la fois devant un dessin suédois des années 1920 et un projet architectural pour Dubaï en 2050, pendant que dans un troisième onglet on est en train de se parler en temps réel, moi au Brésil et toi en France. Dans la même machine au même moment vibrent en même temps plusieurs époques. C’est ce que j’appellerais le summum de la modernité dont nous subissons aujourd’hui les limites. D’ailleurs, dans des films de SF comme 2001 l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick ou Flash Gordon, ou dans les dessins animés des Jetsons, le futur est perçu comme quelque chose de super distant. Comme dans les livres d’Isaac Asimov. Maintenant, des films comme Her montrent des gens habillés comme vous et moi. Le futur est devenu très proche de nous. Ce n’est plus possible de se projeter dans un futur lointain, car nous vivons déjà dans le futur.

Micmag : Tu penses que tout a été déjà inventé ?

Lucas Santtana : Tout, peut-être pas, mais la seule chose qui me surprendrait aujourd’hui serait ou de rencontrer un extraterrestre, ou d’arriver à me téléporter dans un autre pays en une nanoseconde.

Micmag : Les extra-terrestres, la téléportation, ce sont des idées déjà anciennes, non ?

Lucas Santtana : Effectivement, mais ce n’est pas encore arrivé. La téléportation, non, ça c’est impossible. Mais rencontrer des extraterrestres, oui, je crois que ça arrivera un jour. Il est impossible que dans une galaxie aussi vaste, nous soyons les seuls à exister. Ça n’a pas de sens. 

Micmag : Mais alors, pourquoi auraient-ils attendu si longtemps ?

Lucas Santtana : Je pense nous n'avons pas encore compris qu’ils ont déjà établi le contact avec nous. Ou peut-être ne font-ils que nous observer. Ce sont sûrement des êtres beaucoup plus évolués, qui ne cherchent pas le contact. Car ils se sont rendus compte que nous sommes encore très malfaisants.

"La violence a refait son apparition dans les morros"

Micmag : La pochette brésilienne de ton album est très inspirée par Pol Bury, qui a travaillé sur le cinétisme. Ce qu’il dit sur l’œuvre en mouvement, symbole pour lui de précision et de calme, d’une méditation en action, te caractérise parfaitement. Qu’en penses-tu ?

Lucas Santtana : Tout à fait ! À un moment, cet album a failli s’appeler Musique cinétique, car de tous les arts plastiques, celui que je préfère c’est l’art cinétique. J’apprécie les œuvres de Julio Le Parc, de Palatini. Par ma musique, je m’identifie beaucoup à ces artistes qui travaillent avec les couleurs et le mouvement. Ils donnent la sensation illusoire du cinéma; c’est comme de la magie.

Micmag : Pol Bury a écrit un livre L’Art à bicyclette et la révolution à cheval. La bicyclette de ton morceau Diary of a bike a-t-elle à voir avec Pol Bury ou plutôt avec Bicycles diaries de David Byrne ?

Lucas Santtana : J’ai lu le livre de David Byrne pendant ma tournée européenne de 2013. Dès que nous avions un moment, Bruno, Caetano et moi, nous allions louer une bicyclette pour faire le tour de la ville. Au Danemark où j’ai passé quatre jours de vacances, j’ai pu constater combien la population était en forme. Les danois font tout à bicyclette, ce qui rend leur biotype différent. Dans les années 60, ils se sont battus pour empêcher le gouvernement de réduire le nombre de pistes cyclables. Aujourd’hui, les meilleurs villes du monde pour la bicyclette sont danoises.

Micmag : Est-ce que tu fais du vélo au Brésil ?

Lucas Santtana : À Rio, c’est mon principal moyen de transport. Rio est la ville du Brésil la plus équipée en pistes cyclables, Mais la circulation y devient de pire en pire : on vend de plus en plus de voitures, pour maintenir l’industrie automobile, dont dépend beaucoup le PIB du pays, et il n’y a plus de places de stationnement. La bicyclette est un enjeu central en lien avec la pollution, le déplacement, la santé publique. À São Paulo, les cyclistes sont comme des pionniers qui luttent pour la conquête de leur espace. À Salvador de Bahia, il n’y a presque pas de pistes cyclables. Le sujet n’intéresse personne, même au moment des élections.

Micmag : Tu vis à Rio depuis longtemps, as-tu gardé des attaches avec Salvador de Bahia ?

Lucas Santtana : Toute ma famille y habite encore, et j’y vais au moins une fois par an, sans compter les concerts, avec mon fils, pour les vacances. C'est surtout pour lui que je continue à vivre à Rio, mais je travaille de plus en plus à São Paulo.

Micmag : La ville de Rio est en pleine mutation. Un des facteurs majeurs de l’identité de la samba, la promiscuité qui a toujours existé entre riches et pauvres, est amenée à disparaître. Qu'en penses-tu?

Lucas Santtana : La violence a refait son apparition dans les morros (collines). mais sous une forme nouvelle. Le trafic de drogue, même s’il continue, n’est plus un second pouvoir aux mains des trafiquants. Les UPP (unités de police pacificatrice) ont réussi à supprimer presque toutes les armes des favelas. Mais ces dernières années, les policiers à la retraite ont créé à leur tour des milices en toute légalité puisque ce ne sont pas des "bandits". Un second pouvoir est apparu, identique à celui des trafiquants. Ces groupes sont comme des mafias qui contrôlent les favelas, en rackettant les gens : pour avoir le gaz, l’électricité, il faut payer. C’est vraiment un problème, car ils font partie d’une corporation, la police, qui agit en théorie pour défendre la population. Ces milices ont passé des accords avec des hommes politiques, pour leur garantir des votes. C'est un problème encore plus grave.

Micmag : Comment vois-tu la nouvelle organisation urbaine de Rio ?

Lucas Santtana : Une des grandes caractéristiques des quartiers de la Zone Sud, comme celui d'Ipanema, ce sont ces trottoirs en pierres du Portugal. Si tu fermes les yeux et que tu les rouvres, tu sais que tu es soit à Rio soit à Lisbonne. C’est quelque chose qui marque l’endroit, comme la samba, comme la favela juste à côté. En ce moment, Rio traverse une phase d'« élitisation » comme ce fut le cas à New York où des investisseurs immobiliers ont acheté, pour une bouchée de pain, des biens aujourd'hui inabordables. L'explosion des loyers a entraîné l'expulsion d'une partie de la population. C’est ce qui est arrivé à Arto Lindsay et à d’autres musiciens dans les années 1970 et 1980. Ils ont dû quitter Manhattan. Pour eux, quand ils y retournent, c’est devenu un quartier de merde, qui a perdu tout caractère, et où il n’y a plus que des riches. Ce phénomène commun à beaucoup de villes dans le monde est en train de transformer Rio en une ville de riches, de touristes riches. La population carioca est très mécontente.

Micmag : C’est pareil à São Paulo ?

Lucas Santtana : Non, à São Paulo, la situation est différente : déjà, il n’existe pas de Zone Sud, c'est à dire une petite partie de la ville super valorisée. Les quartiers se ressemblent beaucoup, il n’y a pas de grande différence d’un quartier à l’autre. L’offre immobilière est accessible, contrairement à Rio.

"À Rio, le défilé des écoles de samba c'est Disneyland"

Micmag : À Rio ou à São Paulo, est-ce que tu fais partie d’une école de samba ?

Lucas Santtana : Non. Je n’aime pas trop. À Rio, le défilé des écoles de samba est devenu un grand business, comme Disneyland. Il y a de moins en moins de gens de la communauté dans ces écoles, qui vendent surtout des costumes pour les étrangers ou pour les Brésiliens des autres villes qui iront défiler. C’est devenu un show pour la télé, qui rapporte beaucoup plus que la vente des places, et de moins en moins destiné aux Cariocas.

Micmag : Tu conseilles aux amateurs de samba d'éviter le Sambodrome ?

Lucas Santtana : Le défilé d’une école de samba ne doit pas durer plus d'une heure. Sur l'avenue, il y a 4000 personnes qui défilent. Pour ne pas avoir d’amende, l’école doit cavaler. Cela a eu pour effet d’accélérer la samba. C’est ce que Paulinho da Viola a dénoncé dans sa chanson Coração leviano (cœur frivole) en chantant « Mas não me altere o samba tanto assim » (Mais n’altère pas autant ma samba). C’est super que les choses changent, mais attention à ne pas perdre la cadence, qui est ce que la samba a de plus beau. Et pour qu’il y ait de la cadence, il ne faut pas que ça soit trop rapide. Même chose avec le volley (je suis fan de volley), surtout chez les hommes qui sont devenus super costauds et qui jouent super fort : de vrais brutes. Le jeu a perdu de sa beauté, il n’y a plus de longs échanges.

Micmag : Que penses-tu de la multiplication des endroits à Rio consacrés à la samba, comme le Clube Renascença, le Bonsucesso, qui accueillent désormais de nombreux touristes ?

Lucas Santtana : C’est bien ! Il y a cinq, six ans à Rio, à une époque où le seul carnaval était celui du Sambodrome, les gens sont retournés dans la rue pour se réunir, fonder des blocs carnavalesques et défiler pour se divertir. Ce phénomène a pris une telle ampleur qu’aujourd’hui ce sont deux millions de personnes qui fêtent le carnaval dans la rue et déguisées. Ce qui attire beaucoup de touristes. Je préfère que ces touristes soient attirés par cet élan populaire plutôt que par de grandes entreprises dont le seul but est de gagner beaucoup d’argent.

Micmag : Quelle est la cause de ce retour au carnaval de rue ?

Lucas Santtana : Auparavant, dans tout le Brésil, le carnaval avait lieu dans la rue, fait par le peuple. Avec le temps, les grandes entreprises et la télévision ont établi leurs quartiers généraux dans le carnaval, derrière des barrières et ont fini par le dominer. Les gens en ont eu assez de ce carnaval et se sont dit : la rue est à tout le monde, on peut s’y promener à l’heure que l’on veut, faisons notre propre carnaval, et allons nous amuser.

Micmag : Sur quels nouveaux projets travailles-tu en ce moment ?

Lucas Santtana : Je compose pour la BO d’un film et celle d’un documentaire. Je prépare aussi un show avec des versions jamaïcaines (reggae, dancehall, ska) des chansons de Raul Seixas, la plus grande rock star que le Brésil a connue. Et enfin, j’ai un projet avec le groupe Metá Metá pour interpréter des morceaux de Dorival Caymmi d’une manière complètement différente, avec un air oriental, comme personne ne l’a jamais fait. Nous devrions commencer à enregistrer à la fin de l’année.

Propos recueillis par Stephane de Langenhagen

Merci à José Carlos Moura pour la traduction et à Élise Barry.

Sobre Noites E Dias (No Format)

En concert le 3 décembre 2014 au Café de la Danse, ouverture des portes à 19h (places de 15 à 20 €).

1ère partie ALA.NI

Café de la Danse : 5 passage Louis-Philippe, Paris 11e, métro Bastille

  • Facebook
  • Google Bookmarks
  • linkedin
  • Mixx
  • MySpace
  • netvibes
  • Twitter
 

Eventos

La morte amoureuse de Théophile Gautier

La morte amoureuse de Théophile Gautier au Théâtre Darius Milhaud

« Memories »

« Memories » de Philippe Lebraud et Pierre Glénat

Paul Klee, Peindre la musique

L’exposition numérique rend hommage aux deux passions de Klee, la musique et la peinture, et révèle les gammes pictural...

Alô !!! Tudo bem??? Brésil-La culture en déliquescence ! Un film de 1h08 mn

Photo extraite du film de Mario Grave - S'abonner sur notre canal Youtube  pour avoir accès à nos films :

El mundo del vintage

Marché Dauphine, un marché singulier
et ultra-spécialisé

Inauguré en 1991, le Marché Dauphine est le plus récent mais aussi le plus grand marché couvert des Puces de Saint Ouen : sur deux étages et dans un espace de 6 000 m2, il abrite quelque 150 marchands d’antiquités et de brocantes. Présentation, ici.

Salir en Paris (Pincha en el título)

« Loading, l'art urbain à l'ère numérique »

jusqu'au 21 juillet 2024 au Grand Palais Immersif


            


Ultima hora

Madrid, 11 mars 2004

L'Espagne, mais aussi l'Union européenne, rendent un hommage solennel lundi aux 192 victimes de 17 nationalités assassinées il y a 20 ans à Madrid dans des attentats à la bombe qui marquèrent le début des attaques islamistes de masse en Europe.

 
Pablo Neruda a-t-il été empoisonné ?
Cinquante après, le Chili relance l'enquête sur la mort du poète et Prix Nobel de littérature survenue sous la dictature du général Pinochet. Cancer de la prostate ou empoisonnement ?
 
Paris 2024 : les bouquinistes ne seront pas déplacés
Paris 2024 : les bouquinistes des quais de Seine ne seront finalement pas déplacés pour la cérémonie d’ouverture des JO « Déplacer ces boîtes, c’était toucher à une mémoire vivante de Paris » a déclaré à l'AFP Albert Abid, bouquiniste depuis dix ans au quai de la Tournelle.
 
Sophie Calle et la mort !
Sophie Calle, artiste de renom, achète des concessions funéraires au USA en France et ailleurs. "J'achète des trous" dit -elle à propos de sa mort.
 
53 journalistes et proches de médias tués dans la guerre Israel- Hamas
Cinquante-trois journalistes et employés de médias ont été tués depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas, selon le dernier décompte du Comité pour la protection des journalistes (CPJ)