France - Lectures

Hubert Haddad : « La culture c’est le partage et l’échange »

Marie Torres - 17 novembre 2012
Poète, romancier, essayiste…, Hubert Haddad, né à Tunis en 1947, est un écrivain de l’imaginaire même si « la réalité vient souvent jeter son plein jour » sur ses œuvres. La profondeur de ses intuitions, la beauté de son écriture en font un de nos grands auteurs contemporains. Micmag l’a rencontré.
Hubert Haddad @ Sophie Bassouls

Dans vos romans vous abordez très souvent des problématiques actuelles. La guerre au Proche Orient dans Palestine, le trafic de drogue et l’accueil des enfants réfugiés dans Opium Poppy. Et vos messages sont d’autant plus poignants que votre écriture, très littéraire et très belle, contraste avec une réalité sordide. Est-ce que l’écrivain que vous êtes pense que par l’écriture, par la culture on pourrait faire réfléchir le monde, le rendre meilleur ?

Hubert Haddad : C’est un même mouvement que l’écriture, mes interrogations, ma position inquiète face au monde, ce désir de coïncidence paradoxale entre une parole et la réalité. Un écrivain bien sûr peut avoir un projet social, politique, éthique, mais je crois surtout que ce qui le porte à certains sujets, c’est tout son être, toute sa mémoire. Je suis avant tout, depuis toujours, un écrivain de l’imaginaire, de mirabilia (titre d’un de mes recueils de nouvelles paru en 1999 chez Fayard), porté par une dimension d’étrangeté et de fantastique, mais la réalité vécue de front vient souvent jeter son plein jour, plus ou moins cru, sur la nuit des songes, sans jamais l’occulter d’ailleurs. C’est ainsi qu’à côté de romans oniriques comme Un rêve de glace, Perdus dans un profond sommeil ou La Culture de l’hystérie n’est pas une spécialité horticole, j’ai écrit des romans réalistes assez brutaux et toujours un peu extravagants, touchant parfois les fondements du lien social avec par exemple La Cène, qui parle des cannibales malgré eux de la Cordillère des Andes (repris en « livre de poche » dernièrement), les Derniers jours d’un homme heureux traitant de la guerre d’Algérie, ou encore Palestine, roman né du désir douloureux d’évoquer l’itinéraire tragique de mon frère aîné Michael, et Opium Poppy qui ressort bientôt en Folio.  Même quand je me réfugie dans l’espace imaginaire, la réalité la plus violente guette et souvent submerge le récit comme on verra avec Le peintre d’éventail, un ikus du roman qui parle du Japon, à paraître début janvier, accompagné d’un recueil, les Haïkus du peintre d’éventail. Au demeurant, la culture en permanence sauve la culture de ses vieilleries et de ses crispations : c’est  à une dialectique sans fin que l’art et la littérature nous convoquent. Baudelaire ou Rimbaud sont venus bousculer les académismes au service des pouvoirs. Comment le pays de Goethe, Mozart et Hölderlin a-t-il pu verser dans une barbarie inédite depuis que l’homme existe ? Tout est toujours à réinventer : le monde où nous naissons est un mystère absolu qu’il faut rendre humain. On doit être sur la brèche, veiller, ne jamais prendre le parti de l’exclusion, être solidaire de l’inconnu. L’artiste et le poète n’ont pas d’autre arme qu’une espèce de vulnérabilité intuitive face aux fausses valeurs et à l’arrogance mortifère.

« Un écrivain sans grandes ressources, s’il n’est pas enseignant et aime partager son expérience, a toutes les chances de devenir un travailleur social »

Est-ce pour cette raison que vous avez été instituteur puis éducateur et que vous avez créé des ateliers d’écriture ?

Le désir d’écrire m’est venu dans l’adolescence, vers quinze ans, et je m’y suis mis avec passion et quelque perplexité, n’ayant pas de modèle, mais j’ai d’emblée beaucoup lu, j’ai fondé très jeune des revues littéraires. Instituteur, éducateur de rue, ouvrier spécialisé, ce sont quelques-uns des métiers qui me permirent de vivre sans désemparer. Quand je me suis trouvé en face de jeunes des banlieues livrés à eux-mêmes, dans un certain abandon existentiel, l’idée de faire appel à leur goût pour la musique et la chanson s’est vite incarnée dans une pratique d’atelier d’écriture alors peu courante en France. Ensuite j’ai animé des ateliers une vingtaine d’années avec tous les milieux, dans les écoles, les prisons, les hôpitaux, les centres sociaux, les universités. Un écrivain sans grandes ressources, s’il n’est pas enseignant et aime partager son expérience, a toutes les chances de devenir un travailleur social. 

Vous avez, vous-même, connu l’exil, les jours difficiles, la rue… Et dès l’âge de 20 vous vous êtes mis à écrire. Contrairement à vous,
Jorge Semprun à sa sortie du camp de Buchenwald, en 1945, n’a pas pu écrire une seule ligne sur son expérience, alors qu’il voulait être écrivain. Le déclic s’est produit qu’en 1963 : cette année-là, son premier roman « Le grand voyage » a été publié. Pour lui c’était « l’écriture ou la vie ». Pour vous l’écriture est-elle salvatrice ? L’écriture ou la mort ?

Au sortir d’un camp de concentration nazi, comme celui de Buchenwald où furent aussi détenus, parmi quelques survivants, Elie Wiesel, David Rousset (l’auteur de l’Univers concentrationnaire paru en 1946) ou encore Stéphane Hessel, l’état de ruine psychologique, de dépression, d’annihilation de toutes les valeurs auxquelles on pouvait croire est telle, que tout élan lyrique, ce qu’on appelle l’inspiration, doit manquer absolument. Des moralistes qui n’ont pas vécu l’horreur, l’ont souvent clamé avec légèreté: comment écrire après Auschwitz ? Demandez-le à Primo Levi ! Eh bien, malgré tout, on écrivait dans les camps, pour témoigner, pour garder la flamme, par solidarité, par désespoir même. Pour garder mémoire des disparus, ce qu’on appelle les « Memorbuh ». Il faut lire et relire le Chant du peuple juif assassiné écrit en transit entre le ghetto de Varsovie anéanti et Treblinka par le poète polonais Itzaak Katzenelson. On écrira beaucoup après, plus tard, mais juste au sortir du néant humain d’un camp, comment même articuler trois mots? Je n’ai pas connu les camps directement. Mon père a été interné quelques mois à Tunis dans un camp allemand avant l’arrivée des Américains, un oncle n’est jamais revenu.  Mais j’ai souvent écrit sur la shoah, dans Oholiba des songes, Vent printanier, ou encore dans mon roman-dictionnaire l’Univers. C’est toujours l’écriture pour la vie. L’expérience des limites, imposée dans l’horreur ou accidentelle, provoque un appel d’air extraordinaire où se dessine une aspiration à la vie sans commune mesure et qui ne se limite plus à notre pauvre survie.

« La culture c’est notre oxygène, c’est tout ce que l’amour et la passion nous laissent en héritage »


Pensez-vous que beaucoup d’hommes politiques manquent d’imagination et même de culture. Une imagination et une culture qui pourraient les aider à comprendre et à traiter les questions de société d’une manière plus « heureuse » ?

La culture c’est le partage et l’échange, jamais l’isolement élitiste ou le mépris de classe. Les politiques aux commandes doivent vivre une sorte de panique froide dans l’effraction impérieuse des réalités économiques et sociales. La plupart oublient leurs promesses dans la servitude. L’imagination le cède au facteur de réalité et il ne reste plus que des discours vides. Pourtant l’imagination c’est la prise en compte prophétique du présent, de tous les présents qui nous aliènent ou nous provoquent, dans une perspective d’avenir élargie dont l’histoire est le garant, la source vivante d’enseignement. Il y a des injustices intolérables, de  folles absurdités bureaucratiques, des horreurs économiques démesurées, l’oubli aveugle des destinées de la planète, face à ces enjeux, nous sommes tous des hommes et des femmes politiques, au titre de citoyen. Les solutions ne manquent pas, l’utopie est une réflexion projective qui doit s’adapter au réel sans jamais se trahir. Et c’est notre rôle de rêver le monde. L’optimisme n’est qu’une modalité de l’action.

Vos ouvrages préférés, classiques et contemporains ?

Il y en a tant. J’en ai cité et commenté quelques dizaines dans cette encyclopédie de l’art d’écrire et de jouer avec la langue que sont mes deux Magasins d’écriture. En fait, tout s’enlace, Shakespeare et Cervantès, Dante et Malcom Lowry, Paul Valéry et Emerson, Gracq, Hermann Broch, Dostoïevski, Faulkner, Borges, et les poètes qui sont ma source, les penseurs comme Nietzsche ou Kierkegaard, les dramaturges, les uns et les autres dans un contexte musical et pictural omniprésent.  Comment détacher les peintres des poètes surréalistes par exemple, et Debussy de Monet et Sisley, de Valéry ou Maeterlinck ?  J’ai une tendresse particulière pour Emily Dickinson que je m’essaye à traduire pour en être plus proche.  Mes auteurs deviennent mes personnages. J’ai écrit une pièce de théâtre sur Katherine Mansfield (Tout un printemps rempli de jacinthes) une autre sur Racine mourant (Le Rat et le Cygne), j’ai traqué le Descartes métaphysicien dans mon roman la Condition magique. Et le cher Thomas de Quincey dans une nouvelle, le Robot mélancolique. Pour moi, les livres sont vivants, comme irradiés de promesse. La culture c’est notre oxygène, c’est tout ce que l’amour et la passion nous laissent en héritage.

Pour en savoir plus sur la bibliographie d’Hubert Haddad, cliquez ici

Marie Torres

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