Madrid - Portrait

Antonio Muñoz Molina : "La vie est faite de mémoire et de désir" 

Ignacio Gómez, Cornejo Gilpérez - Culturamas - 8 de septiembre 2012
Antonio Muñoz Molina est un spéléologue de la mémoire
et de l’Histoire ; c’est peut-être pour cela qu’il a gardé l’enthousiasme de ses débuts. Rencontre..

Vous avez débuté comme chroniqueur, et vous l’êtes toujours. Vous avez un blog "Escrito en un instante", très impertinent, pourquoi ce besoin de raconter ? 

Je me le demande parfois. Peut-être que le mot est plus fort, mais si un désir ou un instinct d’attester ce que l’on voit, de témoigner de ce que l’on voit.
J'aime beaucoup les écrivains qui observent, les écrivains qui écrivent sur des sujets qui ne deviendront pas nécessairement des romans, des articles…, les écrivains de journaux, par exemple. Certains de ces grands journaux sont écrits précisément par des personnes qui ne sont pas des littéraires. Le plus célèbre est celui de Samuel Pepys en Angleterre, au XVIIème siècle, et déjà au XXème siècle et ici, en Espagne, le journal de Carlos Morla, ou celui de Victor Klemperer en Allemagne. En Espagne, il n’y a pas autant de tradition mais en Allemagne, en Angleterre ou aux États-Unis, on publie de nombreux journaux de personnes qui écrivent pour eux-mêmes. Pour le plaisir.



En fait, vous avez publié un livre,"Días de diario"...

Oui, c'est une sélection de textes, extraite d’un journal que j’écris depuis plusieurs années. C’est quelque chose, comme je vous l’ai dit, que j’aime. M’asseoir, par exemple, avec un carnet dans un café newyorkais et écrire sur tout ce que je vois. 

Peut-être est-ce une façon d’aborder la réalité, une réalité parfois opaque.
 Opaque ou transparente, selon la façon dont on la regarde



Mais, si on tient compte de toutes les possibilités qui existent pour "raconter", vous pourriez être réalisateur, librettiste, scénariste ou peut-être dramaturge.


Ecoutez, je vais vous dire une chose. Dans mon adolescence, lorsque j’avais peut-être 14 ans, j’ai écrit une pièce pour une troupe de théâtre de ma ville. C'était une pièce dans le style du théâtre de l’absurde, influencée par Brecht. Le fait est que lorsque le travail fut terminé, je l’ai transmis à une personne qui devait le vérifier ; au final, mon travail a fini dans les mains du metteur en scène, qui a interprété le texte et a changé ce qui lui semblait bien, de sorte que le travail de l'auteur a été filtré et même déformé. C’est pourquoi, entre autres choses, je me suis dédié au roman. Dans le roman, le travail de l'écrivain, ce qu’il écrit, est le produit final : ce que vous avez écrit et ce qui arrive au lecteur.

On dit que vous êtes un écrivain de la mémoire, ou un archéologue qui plonge dans les abysses du passé, pour mieux comprendre la surface trouble du présent. Vous confirmez ?

Mais c’est qu’il y a une influence du passé sur le présent parce que la marge du passé est plus large que la réalité présente. Aujourd’hui, vous lisez une information, mais pour la comprendre, il faut la placer dans un contexte plus large, sans ça, on ne comprend rien. Même chose, par exemple, pour un mot isolé, vous ne le comprenez pas, sorti du contexte d’une phrase.



Dans ce sens, concernant l’influence du passé sur le présent, vous vous rapprochez de Bergson. Concrètement, Bergson dit, en se référant au concept de la "durée" qu'il a inventé : "La durée est le progrès continu du passé qui ronge l’avenir et qui gonfle en avançant". 
Bien sûr, le présent est plus profond qu’il ne paraît. Moi, en tant que passionné de littérature, je ne peux pas "inventer" un roman historique. Je ne peux qu’inventer des choses qui se rapportent directement à l’époque que je vis.

Henry James a dit quelque chose de semblable à cet égard...

Oui, Henry James méprisait le roman historique. Moi, par exemple, j'aime l'histoire, j'aime beaucoup lire des ouvrages sur l'histoire et la préhistoire. Sur les premiers hominidés, par exemple, ou sur l'homo sapiens ... Cependant, je ne peux qu’inventer des personnages ou des univers très proches des miens. Cette mémoire, cette archéologie, comme vous dites, ne va jamais en profondeur, elle ne le peut pas. Mes personnages vivent dans l’Espagne moderne, au début de la guerre civile, etc. ... c'est-à-dire dans des périodes historiques dont l'action directe se ressent toujours aujourd’hui.

Dans votre dernier roman, "Dans la grande nuit des temps", au travers d’une histoire d’amour, il y a un exercice de recherche du passé pour comprendre la réalité présente.

Oui, c'est un roman qui se déroule dans une époque lointaine même s’il semble que c’était hier et la façon dont on nous en parle m’irritait beaucoup. Cette espèce d’idéalisation de la période de la Seconde République, ce retour insensé pour le dogme et l'intransigeance de la guerre civile. Ou ces comparaisons permanentes entre l'Espagne de maintenant et l’Espagne de la guerre civile. Cela me rendait nerveux et me mettait en colère. Dire que nous les Espagnols, nous sommes destinés au conflit, etc. ... est une sorte de mysticisme noir de l'histoire de l'Espagne. Par ma formation d'historien, ces choses m’irritent beaucoup. Je ne pense pas qu’il y ait des destins historiques, je ne crois pas qu’il y ait de fatalité. Donc, ce que j'ai essayé de dire, deux choses dans ce roman : premièrement, comment les vies privées se voient emportées par les événements qui ensuite deviendront historiques. La lumière vient après, rétrospectivement, mais elle est fausse parce c'est déjà du passé. Et une autre chose qui m'intéressait beaucoup, c'était de montrer comment rien n'est prédéterminé, que la guerre civile n'était pas inévitable.



En d'autres termes, tout ce que Spengler a écrit à propos de l'esprit du temps et de l'Histoire en tant que destin des peuples...

Est faux. Ceci a la valeur scientifique des horoscopes. Il s’agit de constructions imaginaires, avec, en plus, une intention idéologique bien claire.

Les allégories, les symboles, les signes en général, sont très présents dans votre œuvre.

Eh bien, je ne sais pas vraiment car les symboles ne sont pas conscients, et si on construit un personnage pour qu’il soit symbolique, on le détruit en tant que personnage. C’est-à-dire que le symbole doit être un résultat et émaner d’une manière naturelle du récit, et non un projet.



La longue phrase a un sens précis dans votre style…

La longue phrase est une chose que je cherche à corriger, parce que l’on doit être très prudent avec elle. J’ai été un adepte de Faulkner et de Proust ... mais je pense que, parfois, la main peut s’échapper. Courte ou longue, il faut que la phrase soit fluide et que le lecteur sente qu’il traverse le temps, qu’il y ait un mouvement, c’est comme la musique, même s’il n’y a pas de son. La phrase - qui se dit de la même façon en musique qu’en littérature - est une construction temporale : le lecteur doit se sentir poussé et entraîner par cette phrase.



Il semble que l'Américain Philip Roth soit un de vos auteurs préférés d'aujourd'hui. Que trouvez-vous de si spécial dans ses récits ?

J’ai beaucoup aimé Philip Roth, c’est vrai. Ce que j’'aimais beaucoup chez lui, c'est sa capacité à faire de la fiction contemporaine, comme dans son roman, The Human Stain. Et aussi, sa façon d’exploiter sa propre expérience, transformer l’expérience personnelle en une espèce de métaphore de la vie, en particulier de la vie américaine. Mais il y a d'autres écrivains que j'aime et qui m’influencent, à cet égard, je ne suis pas monothéiste. Je pense à Max Aub, Onetti, Flaubert et bien d'autres, mais aussi des écrivains qui ne sont pas que littéraires.



Puisque vous avez mentionné Flaubert, je me souviens vous avoir entendu parler du fameux essai de Vargas Llosa, dédié à Madame Bovary, L'Orgie perpétuelle.

Oui, c'est un essai sur Madame Bovary qui devait être une préface qui s’est terminée en un livre très intéressant sur la création de Madame Bovary et sur le travail du romancier. C’est un livre très autobiographique, Vargas Llosa parle de lui-même. C’est un livre qui m’a beaucoup influencé parce que, entre autres choses, j’ai appris que la littérature est une profession.

Vous avez abordé de nombreux genres : le roman d’espionnage, le roman noir, le journal, le fantastique. Y a-t-il un autre genre qui vous tente ?

Eh bien, j’aimerais écrire dix ou douze très bons poèmes. J’aime la poésie… mais il ne suffit pas de l’aimer pour en écrire. La poésie est un cadeau. Je pense que dans l’art, dans le cinéma, il y a toujours une dimension poétique très forte.

Il y a une profonde pitié de votre part pour beaucoup de vos personnages, une sorte de positionnement face aux faibles, aux défavorisés, que vous expliquez dans Sefarada. Ne pensez-vous pas que la littérature contemporaine semble se focaliser autour de cette idée d’André Gide, qu’on ne peut pas faire d’œuvres d’art avec de bons sentiments ?

On peut faire des œuvres d’art avec des bons sentiments et avec des mauvais sentiments. En vérité, il y a une fascination, qui à moi, me paraît excessive et injustifiée, de la cruauté et du sombre, ou peut-être du mauvais. Il y a un certain romantisme de l’assassin ; sa place, au cinéma et dans la littérature contemporaine, est plus importante que celle de la victime. Tous les assassins du cinéma paraissent si intelligents, si cultivés, mais ceci est faux. Il y a une fascination pour la cruauté mais aussi pour la vulgarité et la brutalité.

D’où vient cette fascination ?

Parfois, les personnes civilisées s’amourachent de barbares. Cela s'est déjà produit à Rome

.

Il y a donc une déshumanisation au sein de la vie moderne.

Je ne pense pas qu’il y a plus de déshumanisation aujourd’hui qu’il y en avait dans le passé. Ce que je crois, c'est que, pour diverses raisons et pour des raisons esthétiques, le spectacle de la violence est plus attractif que celui de la non-violence. La destruction est beaucoup plus visuelle que la construction. Maintenant, je pense que c'est très difficile d'avoir une bonne littérature sans cet élément de pitié que vous indiquiez, de compassion, de reconnaissance de la fragilité humaine, parce que la condition humaine est fragile et sans défense.

 Quel rôle jouent les critiques littéraires dans une société technologique surinformée comme la nôtre, dans laquelle tout est rapide, fugace, sans conséquence, éphémère ? 
Le rôle du critique est d'aider le lecteur à comprendre. Par exemple, j'aime écrire sur l'art. Ecrire sur l’art aide le spectateur à mieux comprendre une œuvre, c’est là son rôle.

Appartenir à la RAE (Real Academia Española) est un honneur, une servitude ou les deux ?

À l'époque, cela a été une surprise pour moi, car je n’aurais jamais pensé être élu à l’Académie. L'Académie me paraissait quelque chose d’étranger, de lointain, qui n'avait rien à voir avec moi. Et puis, avec les années, je m’y suis senti bien, j’ai beaucoup travaillé et j’y ai rencontré des gens extraordinaires comme Fernando Lázaro Carreter, Francisco Ayala, Miguel Delibes. Ensuite, je suis parti.

New-York est une ville que vous aimez beaucoup…

Oui, beaucoup. J’y vis et j’y travaille.

Vous continuez à être un Robinson urbain dans New York ?

C’est un état naturel. J’aime les villes, je suis très sensible à elles.

Il y a une phrase de Ventanas de Manhattan qui a attiré mon attention : A New York, personne ne te regarde parce que personne ne va te reconnaître. En Espagne, les gens te regardent, peut-être que là-bas tout est plus impersonnel ?
Oui, ils te regardent. Ils te regardent d’une autre manière. Là-bas, ce qui n’existe pas, c’est ce regard coactif qu’il y a ici. Là-bas, les gens sont habitués à la différence. Ici, nous nous ressemblons trop.



C’est pourquoi nous nous regardons, parce que nous nous retrouvons dans les autres.

La première sensation qu’on a, quand on revient en Espagne, c’est l’uniformité visuelle, nous nous ressemblons beaucoup, nous nous ressemblons trop. Nous sommes tellement convaincus d’être très individualistes mais nous sommes d’une homogénéité remarquable.



Dans les années 20, T.W. Adorno disait qu’avec le pullulement du gramophone, la musique mourrait…

C’est un apocalyptique. Et la machine à écrire tuerait l’écriture.



Platon était contre l’écriture.

Oui, c’est vrai. Selon Platon, Socrate pensait que l’écriture affecterait la mémoire de l’homme. Ce qui est curieux dans les débats contemporains, c’est qu’ils ressemblent aux débats antérieurs. 



Vous avez dit, à une occasion, qu’une phrase de Graham Greene vous avait impressionné : "Le romancier doit faire attention avec ses fictions, parce que les romans se font avec des souvenirs, non seulement du passé, mais aussi de l’avenir et il est possible qu’à raconter les malheurs d’un personnage, il prédise son propre avenir" ; superstition ?

Non, ce n’est pas de la superstition ; la phrase de Greene est une boutade, mais ce qui est certain, c’est qu’il y a des choses dans notre inconscient qui répondent à une information qui n’est pas dans notre conscience. C’est-à-dire que notre capacité de percevoir sans connaître est beaucoup plus grande que nous le croyons. Il y a des formes d’intuition qui ont beaucoup à voir avec la littérature, et vice versa.

Au-delà de la littérature, avez-vous un projet que vous aimeriez mener à bien dans l’avenir ?

J’aimerais vivre en paix et me consacrer à mon travail avec enthousiasme et sérénité. La vie équilibrée et sereine, faire ce que j’aime, être sain et être avec les personnes que j’aime.



  • Facebook
  • Google Bookmarks
  • linkedin
  • Mixx
  • MySpace
  • netvibes
  • Twitter
 

ÉVÉNEMENTS

La morte amoureuse de Théophile Gautier

La morte amoureuse de Théophile Gautier au Théâtre Darius Milhaud

« Memories »

« Memories » de Philippe Lebraud et Pierre Glénat

Paul Klee, Peindre la musique

L’exposition numérique rend hommage aux deux passions de Klee, la musique et la peinture, et révèle les gammes pictural...

Alô !!! Tudo bem??? Brésil-La culture en déliquescence ! Un film de 1h08 mn

Photo extraite du film de Mario Grave - S'abonner sur notre canal Youtube  pour avoir accès à nos films :

VINTAGE & COLLECTIONS

Jean Segura, collectionneur d'affiches de cinéma : « J'en possède entre 10 000 et 12 000 »

Journaliste scientifique, auteur de plusieurs ouvrages, concepteur du site ruedescollectionneurs, Jean Segura est aussi un passionné et un spécialiste de l'affiche de cinéma ancienne. Rencontre, ici.


SORTIR À PARIS

« Loading, l'art urbain à l'ère numérique »

jusqu'au 21 juillet 2024 au Grand Palais Immersif


            


BRÈVES

Madrid, 11 mars 2004

L'Espagne, mais aussi l'Union européenne, rendent un hommage solennel lundi aux 192 victimes de 17 nationalités assassinées il y a 20 ans à Madrid dans des attentats à la bombe qui marquèrent le début des attaques islamistes de masse en Europe.

 
Pablo Neruda a-t-il été empoisonné ?
Cinquante après, le Chili relance l'enquête sur la mort du poète et Prix Nobel de littérature survenue sous la dictature du général Pinochet. Cancer de la prostate ou empoisonnement ?
 
Paris 2024 : les bouquinistes ne seront pas déplacés
Paris 2024 : les bouquinistes des quais de Seine ne seront finalement pas déplacés pour la cérémonie d’ouverture des JO « Déplacer ces boîtes, c’était toucher à une mémoire vivante de Paris » a déclaré à l'AFP Albert Abid, bouquiniste depuis dix ans au quai de la Tournelle.
 
Sophie Calle et la mort !
Sophie Calle, artiste de renom, achète des concessions funéraires au USA en France et ailleurs. "J'achète des trous" dit -elle à propos de sa mort.
 
53 journalistes et proches de médias tués dans la guerre Israel- Hamas
Cinquante-trois journalistes et employés de médias ont été tués depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas, selon le dernier décompte du Comité pour la protection des journalistes (CPJ)