Paris - Lectures, interview

Paulo Lins, la samba comme arme de guerre

Stephane de Langenhagen - 29 avril 2015
L'auteur brésilien de "La Cité de Dieu" revient sur son nouveau roman "Depuis que la samba est samba". Une plongée musicale dans le monde marginal et interlope des années 1920 à Rio, sur fond de lutte des Noirs pour le maintien de leur identité culturelle.

Paulo Lins, Paris, mars 2015 - Photo : Patrice Dalmagne

Micmag : Votre roman Depuis que la samba est samba est une reconstitution historique et romanesque du quartier de l'Estácio dans les années 1920 à Rio de Janeiro, là où fut créée la première école de samba. Pourquoi avoir mis la samba au centre de votre livre ?

Paulo Lins : La samba représente la culture des Noirs. À cette époque, les Noirs étaient sous la coupe des Blancs, à travers l'esclavage. Ils étaient en guerre. Toute la culture des Noirs - la samba, la danse, la religion - était interdite. Quand vous voulez dominer un peuple, vous lui retirez sa culture. C'est ce qui se passe aujourd'hui avec les guerres de religion à travers le monde. 

Dans cette guerre des Noirs contre les Blancs, la samba était une arme pour s'insérer dans la société, de génération en génération. Avant la Première Guerre mondiale, le Brésil était noir, indien et portugais. Avec la fuite des Européens vers le Nouveau Monde, il est aussi devenu italien, allemand et français. Dans cette nouvelle société en construction, les Noirs devaient s'imposer pour ne pas être obligés de chanter de l'opéra ou de jouer de la musique classique, la musique des Blancs. C'est par la samba qu'ils y sont arrivés.

Micmag : Sans les Blancs pas de samba : eux seuls avaient le pouvoir à cette époque de la faire sortir de la zone et de la pauvreté. Ce mélange indispensable, c'est ce que vous expliquez dans votre livre ?

Paulo Lins : Ils ont agi par pur profit. La première école de samba est née d'un grand appétit financier, qui a continué avec l'âge d'or de la radio. La plupart des Blancs qui avaient investi dans la samba s'étaient rendu compte qu'il y avait de l'argent à gagner. 

Les autres étaient des intellectuels sans préjugés, comme les poètes et romanciers Manuel Bandeira et Mario de Andrade, qui lui d'ailleurs était mulâtre, ou le compositeur Heitor Villa-Lobos. Ils avaient rejoint ce mouvement pour sa beauté, contrairement à aujourd'hui, où les intellectuels ne sortent plus de leurs académies. Si les Noirs composaient des sambas, ils ne gagnaient pas d'argent car ils les vendaient pour une bouchée de pain aux Blancs qui y apposaient leur nom.

Micmag : Qu'en est-il de ce mélange autour de la samba entre Blancs et Noirs  aujourd'hui à Rio ?

Paulo Lins : Aujourd'hui, au Brésil, le mélange est bien plus apaisé : la samba appartient autant aux Blancs qu'aux Noirs. Chico Buarque est lui-même sambiste et reconnaît que ses grands-maîtres ont été Sinhô, Pixinguinha et João da Baiana. La samba comme symbole culturel de tout un pays, au même titre que la musique classique et le catholicisme, voilà la grande victoire des Noirs.

(En portugais) l'intégralité de la réponse "O samba como arma de guerra (La samba comme arme de guerre)".


Micmag : Quelle relation avez-vous avec la samba ?

Paulo Lins : À 16 ans, j'ai composé des sambas-enredo (sambas-thème) pour l'école de samba de la Cidade de Deus. Ce fut ma première activité rémunérée en tant qu'artiste, que j'ai pratiquée en cachette de ma mère. À l'époque, la samba était encore considérée comme marginale. Puisque c'était interdit, c'était un truc de bandit. Deux de mes sambas furent choisies pour le défilé du carnaval, mais malgré cela, ma mère ne m'a jamais autorisé à l'y accompagner.

Sinon, je joue de tous les instruments et je sais danser la samba. « Eu nasci com o samba, no samba me criei. Do danado do samba, nunca me separei - Je suis né avec la samba, dans la samba j'ai grandi. De cette satanée samba, je ne me suis jamais séparé » (Dorival CaymmiSamba da minha terra).

L'esprit de Brancura s'est incarné en moi

Micmag : La plupart des personnages de votre livre, qu'ils soient musiciens, chanteurs, compositeurs ou autres, ont réellement existé. Comment avez-vous effectué vos recherches sur ces figures légendaires de la samba ?

Paulo Lins : Je connaissais Ismael Silva, qui était encore vivant quand j'étais jeune. Beaucoup de thèses de doctorat que j'ai lues ont été écrites sur la samba, de nombreux journalistes y ont consacré leurs travaux. Moi-même, j'ai abordé cette question tellement importante à mes yeux dans mon précédent livre Cidade de Deus (La Cité de Dieu). Pour ces Noirs, descendants d'esclaves, faire entrer leur culture dans la société n'a pas été chose simple. La musique classique faisait déjà partie de la culture brésilienne. À Rio, il y avait le chorinho, créé par les portugais.

Micmag : Brancura, le héros de votre roman, est lui aussi un personnage réel mais fort peu connu. Comment avez-vous entendu parler de lui ?

Paulo Lins : Quand j'ai commencé à écrire sur la samba, j'ai découvert qu'elle était indissociable de l'umbanda (religion afro-brésilienne proche du candomblé, comprenant des éléments de la religion africaine, européenne, orientale et indigène) qui est née en même temps. A l'époque, j'habitais à Leme (quartier de Rio) et je croisais souvent sur le chemin de la plage mon ami le compositeur Sombrinha du groupe Fundo Do Quintal.

Un jour, je lui ai demandé de m'emmener dans un candomblé pour parfaire mes recherches. Là-bas, qui vois-je arriver? Alcione, Almir Guineto et Zeca Pagodinho ! Ces sambistes archi-connus venaient célébrer la fête de l'umbanda. À l'heure de recevoir un des esprits, c'est celui d'un autre sambiste, Brancura, qui s'est incarné en moi. J'en ai profité pour l'interroger sur sa vie, et j'ai pu ainsi découvrir toutes ses fréquentations : Seu Zé Pelintra, Dona Maria Padilha, Seu Tranca-Rua. C'est drôle : j'ai effectué mes recherches sur la samba de manière scientifique, mais pour l'umbanda, j'ai parlé directement avec tous les personnages. Brancura est venu de lui-même me parler.

Micmag : Que vous a dit Brancura ?

Paulo Lins : Quand je raconte cette histoire, les gens commencent à rire. Il m'a raconté toute sa vie et tout est dans mon livre. Jusqu'à présent, je n'ai rencontré personne, aucun chercheur, pour démentir. Je ne suis pourtant pas un adepte de cette religion; au contraire, en tant que marxiste, je suis sceptique. Mais je me suis lancé à fond dans cet interview. J'ai fréquenté ce lieu d'umbanda pendant deux ans pour recueillir son "témoignage". Tout ce que j'ai écrit sur lui dans mon livre, il me l'a dit là-bas.

Micmag : Quelles étaient les relations entre samba et umbanda à cette époque ?

Paulo Lins : À Rio comme à Bahia, le candomblé existait déjà. Mais samba et umbanda restaient interdits. En 1763, lorsque Rio est devenue la capitale du Brésil à la place de Salvador de Bahia, la famille impériale a quitté Bahia, qui était l'État le plus riche, en emmenant avec elle de nombreux Bahianais. Ce fut une période de forte migration et d'exode rural, qui vit de nombreux esclaves noirs de Bahia, de Minas Gerais et de Pernambuco arriver à Rio de Janeiro.

Ce fut le cas de ma famille. Alors que dans le même temps, la nouvelle capitale accueillait des européens de plus en plus nombreux. À partir de l'abolition de l'esclavage en 1888, les Noirs ont obtenu de nouveaux droits comme le droit de vote et se sont cherché de nouveaux leaders. Ils se sont tournés tout naturellement vers les prêtresses, les mães de santo (mères de saint), pour retrouver le droit de pratiquer le candomblé ainsi que toutes les manifestations culturelles d'origine africaine. Dans les années 1920, si la pratique du candomblé était redevenue autorisée, celle de l'umbanda et de la samba restait prohibée et devait s'effectuer dans les mêmes lieux pour tromper la police qui ne voyait pas la différence.

Le vrai Brancura était un maquereau

Micmag : Comment était la vie dans le quartier de l'Estácio lorsque vous y habitiez dans les années 1960 ? Était-ce encore le haut lieu de la prostitution de Rio comme vous le décrivez dans votre roman ?

Paulo Lins : Des familles comme la mienne y habitaient et il y avait bien de la prostitution, mais dans la zone, un endroit éloigné où les enfants n'allaient jamais. Je me rappelle que lorsque j'ai commencé à sortir pour aller faire des courses, je devais avoir 10 ans, il y a avait un bar qui m'était totalement interdit, même si on m'offrait des bonbons. Quand je passais devant, il y avait toujours une batuque (réunion de percussions) et ça me faisait peur, d'autant plus que ma mère me disait qu'il n'y avait que des bandits.

En fait de bandits, j'ai appris par la suite qu'il s'agissait de Cartola, de Nelson Cavaquinho, de Jamelão, et même de Paulinho da Viola : tous les plus grands compositeurs fréquentaient ce bar! C'est dans ce quartier, proche du Sambodrome et que João da Baiana appelait "la petite Afrique", qu'avaient lieu les plus grandes réunions de Noirs. Aujourd'hui, c'est encore un quartier de Noirs, mais seul le morro de São Carlos reste dangereux.

Micmag : Pourquoi avoir choisi pour personnages de votre livre des compositeurs peu connus du grand public comme Bide ou Ismael Silva ?

Paulo Lins : C'est justement parce qu'ils ne sont pas assez connus que j'ai voulu parler d'eux. Ce sont eux qui ont fondé la première musique populaire brésilienne (MPB). Avant, il y avait les musiques françaises de la Belle Époque, le maxixe, le fox-trot; le chorinho, fortement influencé par la musique portugaise, commençait tout juste à se développer. La domination européenne, française surtout, était très forte au Brésil jusqu'aux années 1920.

Micmag : Pourquoi y a-t-il autant de sexe dans votre roman, qui va jusqu'à décrire en détail les pratiques homosexuelles de certaines personnalités de l'époque ?

Paulo Lins : J'ai été élevé dans ce quartier de prostitution et de marginalité. Le sexe y était très présent. J'ai connu notamment l'organisation juive polonaise de traite de Blanches, la Zwi Migdal, et la criminalité : je ne pouvais pas retirer la sexualité de ce livre. Brancura, le vrai, était maquereau. Il côtoyait le père du modernisme, le poète Mario de Andrade et le père de la samba, Ismael Silva. Tous les deux étaient homosexuels. Leur homosexualité ne change pas l'histoire de la samba, mais, alors que São Paulo vient de subir des attaques homophobes, elle oblige les brésiliens à en accepter une version différente.

Propos recueillis par Stephane de Langenhagen pour www.micmag.net

Captation vidéo : Patrice Dalmagne - Montage : Stephane de Langenhagen










DEPUIS QUE LA SAMBA EST SAMBA
PAULO LINS
EDITIONS APHALTE, 2014
22 EUROS

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