France - Lectures

Marco Martella : Le jardin est un des derniers espaces de liberté vraiment ouverts à tout le monde

Marie Torres - 10 décembre 2012
On dit que Le jardin perdu est un précis de l’art des jardins. Mais il est bien plus. Une réflexion philosophique sur le rapport de l’homme à la nature. Une invitation à « habiter le monde en poète ». On dit que Marco Martella est le traducteur de ce merveilleux petit livre. Mais il est bien plus.

Vous êtes, je crois, historien des jardins ?
Marco Martella
: Mon domaine d’étude et de travail est celui des jardins historiques J’ai toujours été attiré par ces lieux qui sont non seulement chargés d’une histoire, parfois très ancienne, mais aussi d’une beauté provenant de leur grand âge, de la capacité qu’ils ont d’incarner des idéaux de vie, des rêves, des visions du monde, et de les donner à voir. C’est peut-être pour cette raison que les jardins anciens, s’ils sont entretenus d’une manière respectueuse, nous apparaissent souvent comme des mondes habités, et qu’on y ressent une présence, un genius loci plus ou moins troublant, mais toujours merveilleux. Il faut juste savoir écouter.

Ceci ne s’applique pas qu’aux jardins…
M.M.
: C’est vrai, cela vaut pour tout lieu ayant une histoire – un château, une église, un vieux temple – mais surtout, me semble-t-il, pour les jardins. Est-ce parce que les jardins sont des œuvres d’art vivantes, nées du travail conjoint de l’homme et de la nature, se modifiant au gré des jours et des saisons ? Est-ce parce que dans ces oeuvres d’art que sont les jardins, on peut y habiter, et qu’on y rêve plus qu’ailleurs ? Quoi qu’il en soit, dans cette métamorphose permanente qu’est le jardin, le jeu entre ce qui change constamment et ce qui demeure est particulièrement riche.

Comment avez-vous découvert l’ouvrage de Jorn de Précy, « The Lost Garden » ?
M.M.
:Je suis tombé dessus, dans un marché aux puces de Londres, comme cela arrive parfois dans les romans où un savant découvre par hasard un livre ou un manuscrit d’une grande importance et dont plus personne ne sait rien. C’était un vieil exemplaire, abondamment annoté par plusieurs générations de lecteurs et aux pages noircies par la terre. Il m’a suffi de le feuilleter et d’en lire quelques pages pour entendre la voix de son auteur, un excentrique gentleman victorien qui n’aimait pas son époque, et pour avoir le sentiment d’écouter ma propre voix. Toutes mes idées étaient là, dites d’une façon meilleure que je n’aurais jamais pu le faire, ou avec une autorité que moi, pauvre historien des jardins, ne possède pas. Cela arrive parfois avec les livres. A tel point qu’après l’avoir traduit en français et fait publier, il m’arrive encore de croire, en le relisant, que c’est moi-même qui l’ai écrit. Vous savez sans doute que certains lecteurs, et même une éminente critique du Monde, ont répandu la rumeur selon laquelle Jorn de Précy n’a jamais existé. Je ne suis donc pas le seul….

On peut s’étonner, en effet, que ce livre, publié à compte d’auteur en 1912, n’ait jamais été réédité, ni traduit, et qu’aucun ouvrage sur l’histoire des jardins anglais ne mentionne Jorn de Précy…
M.M.
:J’ai du mal à me l’expliquer moi-même. Certes, on a du mal à croire qu’un livre écrit à l’aube du XXe siècle peut anticiper des problématiques aussi actuelles que la deep ecology, le rejet du modèle consumériste, la perte du sens du lieu, le hors-sol planétaire. Ce qui est certain est que ce vieux monsieur quelque peu misanthrope, qui vivait comme un reclus dans son jardin sauvage en compagnie de son fidèle jardinier, aurait pu exister. Dès le XIXe siècle, en effet, en Angleterre et aux Etats-Unis, certains intellectuels ont commencé à mettre en question le modèle social et humain engendré par la révolution industrielle et ils ont proposé un retour à la nature comme réponse possible aux dérives du monde moderne. Il suffit de penser à Thoreau. Ce sont là les racines de ce qu’on appelle aujourd’hui, de façon peut-être réductrice, la pensée écologiste.

Chez de Précy – et pour vous aussi, puisqu’on a du mal à faire la différence entre l’auteur et son traducteur – le jardin lui-même peut sauver l’homme des désastres de la modernité. Quelle était sa vision du jardin ?
M.M.
:Le jardin est beaucoup plus qu’un espace de loisirs dédié à l’horticulture ou à la production potagère. C’est avant tout un lieu dans lequel l’individu peut se retrouver, accéder à sa propre humanité, réintégrer sa place au sein du cosmos, grâce à la proximité de la nature. Si, au fil des siècles, la culture occidentale, marquée par ses origines judéo-chrétiennes et par la vision humaniste du monde, a coupé l’homme du monde naturel, la modernité a exaspéré ce processus. Elle l’a conduit à ses conséquences les plus extrêmes et les plus désastreuses. L’homme, dont le but principal consiste désormais à produire-plus-pour-consommer-plus, s’est coupé de lui-même aussi, de son intériorité. Le jardin offre une réponse à cette aliénation et à cette souffrance. La nature, dont nous faisons partie, nous réconcilie avec le monde et avec nous-mêmes. Elle nous rend notre innocence, notre capacité à nous émerveiller face aux processus vitaux les plus simples : les cycles de mort et de renaissance, le passage des saisons, le mystère absolu de la beauté. Le jardin est le lieu parfait pour restaurer ce dialogue entre l’homme et la nature. Il permet à l’individu – qu’il soit jardinier ou simple promeneur – de retrouver l’unité de son être, que la modernité a cassée, et il le soustrait aux impératifs de la société marchande. Le jardin est donc devenu un lieu de résistance face à l’Histoire. Un des derniers espaces de liberté vraiment ouverts à tout le monde.

Croyez-vous qu’on peut parler d’une « philosophie du jardin » ?
M.M. :Oui. De Précy n’aimait pas les philosophes « professionnels » mais il a élaboré une véritable pensée du jardin. Certes, il ne s’agit pas de la philosophie dont parlait Deleuze, celle qui a pour but de produire des concepts, mais d’une manière de questionner le réel, de chercher des valeurs qui puissent guider l’homme à travers le labyrinthe du monde. Une philosophie humble, salie de terre, comme le dirait Jorn de Précy. Car le jardinier est toujours un peu philosophe. Pendant qu’il travaille la terre, il interroge le monde, le mystère de la vie, et c’est un questionnement sensuel, physique plus qu’intellectuel. On peut dire qu’il s’agit là d’une philosophie en action, qui s’incarne dans un lieu, dans une œuvre matérielle – le jardin.

Ceci est vrai pour le jardinier mais aussi pour celui qui visite le jardin. Explorer un espace de nature, de beauté, dédié à la contemplation, outre qu’à la production, c’est explorer notre propre intériorité et, en même temps, le monde. De cette manière, certes, on ne parvient pas à construire un système philosophique. Mais ce n’est pas là, ce que recherche le jardinier-philosophe. Bien au contraire. Son but, je crois, est tout simplement le plaisir, l’apaisement, la joie même, que ce dialogue ininterrompu avec la nature est capable de lui offrir.


« Le Jardin perdu », Prix Tortoni 2012
« C’est vers ce précieux recueil de moraliste que se sont portés nos suffrages, un texte court, mais frotté à la plus belle inspiration, de celles qui nous élèvent vers une morale de vie, à la fois épicurienne et romantique au vrai sens du mot, pleine de justesse sur le désenchantement du monde et l’exil des dieux. Au fond, ce joli volume n’est pas un jardin à la française, mais à l’anglaise, un rien folâtre et rebelle où il est assez merveilleux de flâner. Hors des modes et des chapelles, Marco Martella, de toute évidence, ne joue pas côté cour..., mais bel et bien côté jardin, ça tombe bien, nous aussi… » Patrick Tudoret, Pdt du Jury Tortoni.

Le "Jardin perdu" a également reçu le Prix Lire à Versailles, du domaine de Versailles, le Prix Redouté littéraire, le Prix Saint-Fiacre.

Le Jardin perdu
Jorn de Precy
Traduction Marco Martella
Editions Actes Sud Littérature
15,30 euros

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