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Chloé Brendlé : « En France, on fronce les sourcils quand un journaliste écrit un roman »

Marie Torres - 29 février 2016
Chroniqueuse au Matricule des Anges et au Magazine Littéraire, Chloé Brendlé prépare une thèse en littérature contemporaine française ce qui ne l’empêche pas de suivre de près la littérature latino-américaine. Elle a une affection toute particulière pour celle de l'Argentine et du Chili.

Micmag.net : Si on compare la littérature latino-américaine et la littérature française, qu’est-ce-qui est le plus frappant ?

Chloé Brendlé : L’imaginaire national. De constitution récente, les littératures narratives du continent latino s’emparent de l’histoire nationale. Par exemple dans le registre de l’épopée, il y a eu le boom (1) et le réalisme magique (2) des années 1950-1960, puis  sa version actuelle, en particulier mexicaine, avec des des récits sur le narcotrafic. Dans le registre de la parodie, je pense notamment au Chilien Roberto Bolaño.

Il y a un rapport à l’Histoire et à l’aventure qui n’est pas du tout celui de la littérature française contemporaine, plutôt encline à des récits de filiation, des histoires individuelles - pas forcément de l’autofiction, mais des enquêtes familiales, etc… -, des remises en question, de la métafiction. Quand les romanciers français s’emparent de l’Histoire, ce sont des deux guerres mondiales, et timidement de la guerre d’Algérie. Je pense que c’est globalement une opposition valable entre le continent américain dans son entier et l’Europe.

Il y a une autre différence, avec ce que je qualifierais de "roman de la pampa", que ce soit en Argentine avec Selva Almada ou Ricardo Piglia au Chili. En France me semble-t-i, il n’y a pas d’équivalent de ce type roman qui incorpore des éléments de western dans un cadre provincial, avec parfois une dimension  métaphysique.

M. : Quelles sont les autres différences qui distinguent ces littératures ?

C.B. : De l'autre côté de l'Atlantique, les écrivains  sont beaucoup plus enclins à naviguer d'un genre à l'autre alors qu'en France, ils sont plus frileux. Beaucoup d’auteurs alternent entre nouvelles, chroniques et romans comme les Chiliens Roberto Bolaño ou Alejandro Zambra. Ce qui donne des textes parfois plus expérimentaux, comme chez l'Argentin Rodrigo Fresán.

En France, on maintient les frontières, et on fronce les sourcils quand un journaliste écrit un roman. Il y a une tradition américaine du reportage et de la non-fiction qui n’a rien à voir avec nos catégories. Pour preuve : une édition hispanophone a publié une anthologie de chroniques, ce qu’on ne trouverait pas en France où l'on peut éditer des recueils d’un chroniqueur, mais pas d’anthologie collective.

M. : Y-a-t-il une évolution possible de la littérature française, en dépit de son cloisonnement ?

C.B. Effectivement, pour une fois, je crois que la France est en train d’en prendre de la graine. Ainsi, Emmanuel Carrère a d’abord publié un reportage sur Limonov dans l’excellente revue XXI avant de publier son récit chez P.O.L. Nombre d’écrivains français contemporains brouillent les frontières entre documentaire et fiction.

M. : Peut-on, malgré tout, faire des rapprochements entre  ces deux littératures ?

C. B. : Oui, par exemple, il est posible de faire un parallèle entre certains récits contemporains chiliens — qui n'abordent pas la dictature frontalement mais par la bande — et le Nouveau Roman ou des écritures françaises allusives comme celles de Patrick Modiano.

Je pense en particulier à El Nadador de Gonzalo Contreras ou, dans l’actualité très récente, à Camanchaca de Diego Zuñiga ou encore à Una misma noche de Leopold Brizuela en Argentine. Des objets quotidiens, des paysages banals vont servir à évoquer, dans leur discrète étrangeté, un traumatisme politique, un massacre historique, sur un mode semi-allégorique et semi-réaliste.

M. : Je crois savoir qu’entre toutes ces littératures, vos préférences vont aux auteurs argentins et chiliens. Comment singulariser chacune de ces littératures ?

C. B. : La différence perceptible entre la littérature argentine et la littérature chilienne me semble être l’influence de la France, très forte en Argentine, où nombre d’écrivains sont passés par l’Hexagone, dans le sillage de Julio Cortázar. En Argentine, sous l'influence de Jorge Luis Borges et de Cortázar, s'est répandue toute une littérature avec une  veine métaphysique et fantastique. L'écriture de Samanta Schweblin illustre une troisième différence, avec son traitement de  l'imaginaire national et son  rapport à la forme courte.

M. : D’où vous vient cet intérêt pour ces littératures ?

C.B. : Je suis certainement tombée dedans à cause de Cortázar et de la cordillère des Andes ! Et puis, la littérature argentine est très bien diffusée en Europe. Mes écrivains contemporains argentins préférés ? Alan Pauls et sa trilogie Histoire des cheveuxHistoire des larmesHistoire de l’argent, qui produit un effet assez hallucinatoire sur le lecteur, et qui évoque l’Argentine récente.

J’aime aussi énormément Samanta Schweblin, qui écrit des nouvelles cruelles, d’humour noir, moins abstraites que ce que l’on peut trouver chez les auteurs "post-Borges" et plus imprégnées d’émotion. Je précise qu’elles sont publiés chez Bourgois et au Seuil, deux bons éditeurs pour la littérature latino. Je n’oublie pas Rodrigo Fresán, un auteur pop déjanté et mélancolique; son Mantra sur México est étonnant tout comme son ouvrage La Vitesse des choses.

M. : Quels sont vos auteurs chilien de prédilection ?

C.B. : Sans originalité, j’adore Roberto Bolaño qui écrit des choses excellentes et des choses très médiocres, mais qui a le don des débuts de nouvelles, et dont Les Détectives sauvages est un excellent remède à la dépression. C’est un mélancolique humoristique, un romantique délirant. Très influencé par l’imaginaire du groupe surréaliste. Il arrive à détourner le pittoresque et l’exotisme, à être à la fois très premier degré et très dixième degré, lourd et subtil. Il est devenu célèbre grâce aux féminicides de Ciudad Juárez, qui lui inspirèrent ceux de son roman-fleuve 2666  et est certainement à l'origine d'une mode affligeante et morbide.


(1)Le boom latino-américain fut un mouvement littéraire des années 1960 et 1970 où les oeuvres d'un groupe de romanciers latino-américains furent diffusées largement en Europe et le reste du monde. Les années 1960 voient paraître Marellede l’Argentin Julio Cortazar, Cent ans de solitude du Colombien Gabriel Garcia Marquez, Trois tristes tigres du Cubain Guillermo Cabrera Infante, Ramasse-Vioques de l’Uruguayen Juan Carlos Onetti, Paradiso du Cubain José Lezama Lima, Héros et tombes de l'Argentin Ernesto Sabato, Ce lieu sans limites du Chilien José Donoso, La trahison de Rita Hayworth de l’Argentin Manuel Puig (liste non exhaustive).

(2) C'est à l'Amérique latine que le réalisme magique doit son extraordinaire développement littéraire, sous la double impulsion de son théoricien majeur, Alejo Carpentier, qui en pose les bases théoriques dans les années 1940, et de son praticien sans doute le plus reconnu : Gabriel García Márquez.

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Marie Torres pour www.micmag.net

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